jeudi 12 décembre 2013

Noël 1984 - Extrait de mon livre " L'Espoir à chaque souffle "

Noël à Charleroi
Dans un contexte très difficile, je commençai à rédiger le début de ce livre. Qui décrira les affres des cents premières pages ? Au début, sans les encouragements enthousiastes de l’assistante sociale, jamais je n’aurais trouvé la force de continuer. Le manuscrit fut maintes fois abandonné, le caractère insoutenable des épreuves que nous traversions ne me permettant plus d’en témoigner. C’est juste avant Noël 1984 que j’écrivis ce premier texte. Le voici tel qu’il fut rédigé :
 «Dans deux jours ce sera Noël. Nous sommes à Charleroi. C’était imprévisible et ça me semble encore surréaliste. Depuis trois mois, j’aborde avec étonnement une ancienne planète oubliée, noire et froide, mélange de tristesse et de chaleur humaine. Une planète que je croyais à tout jamais hors orbite de ma vie. Je suis née ici, j’y ai passé les vingt-quatre premières années de mon existence. Je m’y sens pourtant étrangère. La ville grise pèse sur mes épaules. Il y a si longtemps que je n’avais vécu Noël dans ce lieu. Un temps très lointain où tu n’étais pas née. Ma petite fille, ta présence sera ma seule espérance. Il y eut tant de peines sous nos pas cette année. Me voici face au mur de mon enfance, à cette autre vie que j’avais enfouie si profondément en moi, avec ses gros chagrins usés et ses joies ténues, comme irréelles.
Vingt-quatre années ici, treize à Barjac, un an d’errance. Où sont mes racines ? Je ne renie aucune empreinte. Je voudrais seulement, en un lieu sublime, hors du temps, pour une nuit magique et fabuleuse, réunir Barjac et Charleroi avec tous ceux que nous aimons.
Ce soir nous imaginons le château qui brille par toutes ses fenêtres. Au sein de cette grande bastide carrée qui surplombe le village, se joue un loto. Les lots sont beaux et alléchants, les filets bien garnis, les dindes dodues et le gros lot mirifique. Le porte-voix annonce les numéros. Quatre-vingt-dix se crie encore nonante ou le papé. Vous êtes tous assis devant vos tables, comme des écoliers bien sages, un peu fiévreux de l’attente. Un grain de maïs serré entre le pouce et l’index, la main en suspend, vous attendez, le cœur battant, dans l’espoir de marquer par ce morceau de soleil un numéro sur les vieilles cartes écornées. Vous sortirez le feu aux joues, réchauffés par l’ambiance, le suspens, les cris de victoire. On aura crié « Quine » de nombreuses fois, pour une ligne pleine ou un carton, selon l’importance du lot.
Pour rentrer chez vous, vous ferez le détour par les ruelles, évitant l’esplanade où le Mistral est trop violent. Nous vous abandonnons pour revenir ici ce soir. Nous ne rentrons pas les mains vides, vous nous les avez si souvent remplies.
J’ai fait la pâte pour les oreillettes que je cuirai demain. Non, je n’ai pas oublié la fleur d’oranger. Je réunirai pour ce Noël les plus douces saveurs de mon enfance et de l’enfance de Virginie. Depuis longtemps nous avons établi un pacte entre Saint- Nicolas et le Père Noël. Plutôt que de partager les cadeaux, ne les ont-ils pas le plus souvent doublés ? Les bugnes n’évinceront pas les galettes, le cougnols ne fera pas la guerre aux 13 desserts et les spéculos n’excluront pas les papillotes.
Virginie rayonne. Le sapin a été garni avec amour par ses petites mains habiles. Mon enfant de lumière, pour toi, la fête est magique. Sans la grâce de ta présence, en mon cœur ce serait les ténèbres.
 Comme la nuit d’hiver est triste et sombre. L’azur m’abandonne.
 Oui, véritablement, l’azur m’abandonnait.
 Quel était l’envers du décor de ce Noël ?
Mon père avait acquis le sapin en cachette, affirmant à ma mère que le marchand de bois le lui avait offert.
Ma mère m’avait reproché l’achat de quelques bougies. Pourquoi cette amertume éternelle à mon égard, cette volonté morbide de toujours briser la fête ? De se dérober à toute joie commune, à tout partage.
 Barjac et ses habitants nous manquaient cruellement et Tristan plus encore. Notre nuit de Noël ne fut ni magique ni fabuleuse. J’obtins d’aller installer les treize desserts sur la table de mon grand-père, lui offrant un peu de bonheur par notre présence.
 Sans raison, mes parents décidèrent de repartir vers 23 heures 30, brisant la fête comme ils avaient saccagé toutes celles de mon enfance. Nous étions en voiture quand nous entendîmes, au loin, sonner les douze coups de minuit.
 Je chuchotai à l’oreille de Virginie, blottie contre moi : « Joyeux Noël ma chérie ».
 Ensuite, je fredonnai à mon enfant, le cœur brisé, une petite chanson d’Anne Sylvestre.
Je m’appliquais comme une écolière sur mon embryon de livre. J’aurais aimé lire mes écrits à mes parents mais ça ne semblait pas les intéresser. La petite étincelle qui aurait pu briser le mur d’incommunicabilité érigé entre nous ne crépita jamais.
Quand je lus à Virginie ces premiers textes malhabiles, elle se mit à pleurer. Me sautant au cou, elle me dit en sanglotant d’émotion : «Je ne savais pas que tu m’aimais autant maman». Seul son avis m’importait.

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