En ce printemps 1981, tout allait relativement bien. A la mi-avril,
Pâques arriva dans un bonheur que rien ne vint assombrir. Virginie était en
pleine forme. Ce fut Lohengrin qui tomba malade. Il se mit à chanceler sur ses
pattes. Le vétérinaire diagnostiqua le typhus du chat. En guise de remède, il
me proposa de piquer Lohengrin, le jugeant condamné. Je refusai farouchement
cette issue fatale. Le pharmacien possédait quelques notions d’homéopathie
vétérinaire. Après trois jours et trois nuits de soins, notre chat fut sauvé.
En mai, j’offris à Virginie un chariot de cow-boy dont elle rêvait
depuis longtemps. Elle était très pâle, sans doute préparait-elle une banale
surinfection ? Quand, le vendredi, le docteur lui prescrivit des piqûres,
son état n’avait rien d’alarmant. Nous allions pourtant vivre des jours d’une
intensité dramatique telle que plus rien désormais ne serait comme avant.
Quelque chose allait se briser en nous, irrémédiablement.
Il faisait très chaud en ce dernier jour de mai 1981. Les volets fermés
sur la petite place déserte, nous étions seules, infiniment seules. C’était la
fête de mères et chacun se retrouvait en famille. Sous antibiotiques depuis 48
h, Virginie n’allait pas bien du tout. Allongée sur le lit, elle regardait la
télévision, attendant impatiemment «L’école des fans». Elle n’avait rien mangé
à midi.
Vers 15 h elle se mit à vomir avec violence. Brutalement sa fièvre
était montée à 40 degrés. De toute évidence les antibiotiques ne faisaient plus
d’effet. Les vomissements se répétèrent. Peu à peu, je lui fis avaler une
cuillérée de sirop anti-vomitif qui agit rapidement. Un atroce mal de tête la
faisait terriblement souffrir. Sa toux était rauque et sèche. Je ne l’avais pas
vue en si piteux état depuis le mémorable 13 décembre 1978. J’appelai le
cabinet médical, affolée. Un répondeur m’annonça que le médecin de garde était
l’autre docteur de Barjac. Et qui plus est son remplaçant ! Un inconnu que
je n’arrivais pas à joindre. Je téléphonai à toutes mes connaissances. Ils
étaient tous absents. J’ouvris la fenêtre, espérant héler quelqu’un. Seul le
chant des cigales répondit à ma détresse. La nuit fût difficile.
A huit heures du matin, je joignis le docteur Dumas. Il nous conseilla
de partir pour l’hôpital au plus vite. Le voyage en ambulance nous paru très
long sous ce soleil brûlant. Ma petite Virginie était épuisée. Un interne nous
reçut avec beaucoup de gentillesse. Le professeur était en vacances pour
plusieurs jours. C’est donc son assistant qui s’occupa de nous. Virginie fut
installée dans une petite chambre vitrée, à côté d’un adorable petit garçon de
six ans. Joris avait été opéré d’une tumeur à la tête plusieurs mois
auparavant. Il était revenu pour des contrôles. C’était un amour d’enfant.
Ma fille, de plus en plus affaiblie, continuait à faire des poussées de
fièvre. Hormis l’auscultation de l’arrivée, plus personne ne vint l’examiner.
Des analyses multiples furent prescrites. Un kiné tenta en vain de la faire
expectorer, mais sa toux était trop sèche. A vingt heures, le cœur serré, je
dus l’abandonner pour me rendre dans un petit hôtel que l’on m’avait indiqué.
Quand je revins le lendemain matin à dix heures, j’assistai à un
spectacle effrayant. Main à plat, une kiné musclée à l’allure rébarbative
tapait sur Virginie comme si elle la battait. Les coups étaient violents,
rapprochés, appliqués sans discernement sur le thorax mis à nu. Virginie avait
le dos et la poitrine rouge écrevisse. La tête en bas, terrorisée, elle
suffoquait et gémissait de douleur. Aucune compassion ne se lisait sur le
visage de la kiné. Virginie n’arrivait plus à reprendre sa respiration.
L’ampleur du mal de tête qui résulta de la séance fut insupportable. La fièvre
monta en flèche et Virginie se mit à divaguer.
La nuit avait été terrible m’avait-elle murmuré avant de sombrer dans
une semi-conscience. J’appelai à l’aide, je demandai à voir un médecin. On
appela l’assistant du professeur. Il passa vers seize heures, jetant un coup
d’œil dédaigneux en notre direction avant de repartir. Il reviendrait plus
tard, ayant pour seul motif d’avoir commencé sa tournée par le début du couloir
et non par la fin ! C’était aberrant mais sans appel.
A plusieurs reprises, affolée, je le suppliai de venir secourir
Virginie. Tout dans ce personnage inflexible et méprisant trahissait un
flegmatisme insolent face à la détresse humaine. Il avait des cas plus urgents
à traiter ! C’était faux, je le savais et les infirmières le savaient aussi.
Il n’y avait ce jour-là aucune autre urgence vitale que Virginie qui
gémissait lamentablement. Je mouillai des petits mouchoirs au robinet et les
lui appliquai sur le front. Remède dérisoire ! Le service ne disposait
même pas de glaçons. Je n’osais plus prendre sa température, le thermomètre
montait à 41 degrés.
«J’ai mal maman, j’ai si mal»
geignait Virginie qui continuait à vomir et à se déshydrater. L’atmosphère
était suffocante et les infirmières visiblement inquiètes. Une maman présente
était aussi affolée que moi. Elle me dira plus tard qu’elle n’en avait pas
dormi la nuit suivante. Un sentiment d’abandon extrême et d’impuissance me
submergea. Seigneur, pourquoi nous avez-vous abandonnées ? Malgré mes
supplications réitérées, le docteur ne consentit à revenir que deux longues
heures plus tard. Virginie n’avait presque plus de réflexes. Son petit corps
torturé était agité de spasmes convulsifs. Elle grinçait des dents. Ce n’est
qu’à dix-neuf heures quarante-cinq qu’une perfusion fut enfin installée.
Vers vingt-heures-quinze sa souffrance s’apaisa légèrement.
Sortions-nous enfin de l’enfer ? Je pris soudain conscience que le petit
Joris était resté présent, témoin muet de la scène, pétrifié de terreur sur son
lit. Pourquoi ce martyr inutile ? Virginie reprit doucement conscience,
étonnée d’être enfin libérée de l’étreinte de la douleur. Je déballai la
surprise que je lui avais achetée le matin : deux «Ken», un indien et un
cow-boy, pour compléter le chariot laissé à Barjac. Comme un miracle que l’on
n’espérait plus, l’espace d’un instant, Virginie sourit et son petit visage
crispé se détendit. Ses personnages préférés dans les mains, elle s’endormit,
épuisée, réclamant un oreiller pour soulager sa tête. Pas un seul n’était
disponible dans le service.
Une religieuse arriva pour la nuit. Elle avait une longue expérience de
la mucoviscidose. Cette personne tenta de me rasséréner et finit par me
convaincre, vers vingt deux-heures, de rentrer à l’hôtel. Je fis le trajet qui
m’en séparait comme une somnambule, avec l’impression de m’enfoncer à chaque pas
dans un sol mou qui se dérobait. Terrassée par l’épuisement nerveux, je finis
par m’endormir. Quand je m’éveillai, je réalisai que nous étions le 3 juin :
c’était mon anniversaire.
Si Virginie pouvait aller mieux, quel superbe cadeau ce serait.
J’achetai un oreiller bien moelleux et arrivai à l’hôpital à l’heure permise.
Virginie avait moins souffert et avait pu dormir un peu, mais les vomissements
ne s’étaient guère espacés. Cela faisait trois jours qu’elle n’avait pu manger
ni boire. Je réclamai en vain un remède pour la soulager. Sa maigreur était
effrayante. Comme la veille, mes supplications laissèrent l’assistant de
marbre. Le cauchemar finirait-il un jour ? Virginie divaguait à nouveau.
Elle parlait d’œufs imaginaires et effrayants.
Un vomissement plus violent l’étrangla et une bile verdâtre jaillit de
sa bouche. Il faudra cette épreuve ultime pour qu’on ajoute dans sa perfusion
un médicament contre les vomissements. A dix-huit heures, elle put boire un peu
d’eau sans la rejeter aussitôt.
Je rentrai à l’hôtel juste avant la nuit, étonnée de pouvoir marcher
encore. Je longeai un parc aux arbres majestueux. Les derniers rayons du soleil
couchant venaient dorer le dessous de leurs feuilles. Je m’accrochai à cette
beauté fugitive, à ce symbole d’espérance.
Le matin du 4 juin Virginie allait un peu mieux. Elle ne vomissait
plus, sa fièvre était tombée mais elle était très affaiblie. J’avais obtenu que
ce soit le kiné à figure humaine qui s’occupe de Virginie.
Le vendredi, je vis arriver dans le service une frêle jeune fille, la
très douce et très résignée Marie. A quinze ans elle pesait 25 kilos. Elle
aussi était atteinte de mucoviscidose. Cette jeune fille, sensible et
intelligente, m’expliqua qu’elle avait été placée dans une maison pour enfants
délaissés où personne n’avait la compétence requise pour la soigner
correctement. Elle allait en classe jusqu’à ces derniers jours et était en 4ème
malgré sa maladie. Sans doute avait-elle jeté dans ses études toutes les forces
qui lui restaient pour surmonter son désespoir. Dans un état de dénuement
matériel et affectif total, elle ne possédait rien en propre. Elle m’apprit
qu’elle rêvait de deux livres : Le Petit Prince et les Fables de la Fontaine.
Le lendemain, Virginie put enfin prendre un vrai repas après une
semaine de jeûne forcé. Avec son accord, je me rendis au centre ville pour
acheter les livres dont rêvait Marie et quelques gadgets pour les deux filles.
Quand j’offris les livres à Marie, elle rayonna d’une joie si intense que j’en
eus un peu honte. J’offrais si peu en échange de tant de lumière sur son
visage. Le soir, elle attendait impatiemment que je lui lise le Petit Prince.
Je savais y mettre une intonation qui la ravissait. Marie avait parfois un
regard navré qui me disait : «Alors tu regarderas, la nuit, les
étoiles ?»
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