dimanche 9 juin 2013

Juin 1981- Une hospitalisation dramatique





En ce printemps 1981, tout allait relativement bien. A la mi-avril, Pâques arriva dans un bonheur que rien ne vint assombrir. Virginie était en pleine forme. Ce fut Lohengrin qui tomba malade. Il se mit à chanceler sur ses pattes. Le vétérinaire diagnostiqua le typhus du chat. En guise de remède, il me proposa de piquer Lohengrin, le jugeant condamné. Je refusai farouchement cette issue fatale. Le pharmacien possédait quelques notions d’homéopathie vétérinaire. Après trois jours et trois nuits de soins, notre chat fut sauvé.
En mai, j’offris à Virginie un chariot de cow-boy dont elle rêvait depuis longtemps. Elle était très pâle, sans doute préparait-elle une banale surinfection ? Quand, le vendredi, le docteur lui prescrivit des piqûres, son état n’avait rien d’alarmant. Nous allions pourtant vivre des jours d’une intensité dramatique telle que plus rien désormais ne serait comme avant. Quelque chose allait se briser en nous, irrémédiablement.
Il faisait très chaud en ce dernier jour de mai 1981. Les volets fermés sur la petite place déserte, nous étions seules, infiniment seules. C’était la fête de mères et chacun se retrouvait en famille. Sous antibiotiques depuis 48 h, Virginie n’allait pas bien du tout. Allongée sur le lit, elle regardait la télévision, attendant impatiemment «L’école des fans». Elle n’avait rien mangé à midi.
Vers 15 h elle se mit à vomir avec violence. Brutalement sa fièvre était montée à 40 degrés. De toute évidence les antibiotiques ne faisaient plus d’effet. Les vomissements se répétèrent. Peu à peu, je lui fis avaler une cuillérée de sirop anti-vomitif qui agit rapidement. Un atroce mal de tête la faisait terriblement souffrir. Sa toux était rauque et sèche. Je ne l’avais pas vue en si piteux état depuis le mémorable 13 décembre 1978. J’appelai le cabinet médical, affolée. Un répondeur m’annonça que le médecin de garde était l’autre docteur de Barjac. Et qui plus est son remplaçant ! Un inconnu que je n’arrivais pas à joindre. Je téléphonai à toutes mes connaissances. Ils étaient tous absents. J’ouvris la fenêtre, espérant héler quelqu’un. Seul le chant des cigales répondit à ma détresse. La nuit fût difficile.
A huit heures du matin, je joignis le docteur Dumas. Il nous conseilla de partir pour l’hôpital au plus vite. Le voyage en ambulance nous paru très long sous ce soleil brûlant. Ma petite Virginie était épuisée. Un interne nous reçut avec beaucoup de gentillesse. Le professeur était en vacances pour plusieurs jours. C’est donc son assistant qui s’occupa de nous. Virginie fut installée dans une petite chambre vitrée, à côté d’un adorable petit garçon de six ans. Joris avait été opéré d’une tumeur à la tête plusieurs mois auparavant. Il était revenu pour des contrôles. C’était un amour d’enfant.
Ma fille, de plus en plus affaiblie, continuait à faire des poussées de fièvre. Hormis l’auscultation de l’arrivée, plus personne ne vint l’examiner. Des analyses multiples furent prescrites. Un kiné tenta en vain de la faire expectorer, mais sa toux était trop sèche. A vingt heures, le cœur serré, je dus l’abandonner pour me rendre dans un petit hôtel que l’on m’avait indiqué.
Quand je revins le lendemain matin à dix heures, j’assistai à un spectacle effrayant. Main à plat, une kiné musclée à l’allure rébarbative tapait sur Virginie comme si elle la battait. Les coups étaient violents, rapprochés, appliqués sans discernement sur le thorax mis à nu. Virginie avait le dos et la poitrine rouge écrevisse. La tête en bas, terrorisée, elle suffoquait et gémissait de douleur. Aucune compassion ne se lisait sur le visage de la kiné. Virginie n’arrivait plus à reprendre sa respiration. L’ampleur du mal de tête qui résulta de la séance fut insupportable. La fièvre monta en flèche et Virginie se mit à divaguer.
La nuit avait été terrible m’avait-elle murmuré avant de sombrer dans une semi-conscience. J’appelai à l’aide, je demandai à voir un médecin. On appela l’assistant du professeur. Il passa vers seize heures, jetant un coup d’œil dédaigneux en notre direction avant de repartir. Il reviendrait plus tard, ayant pour seul motif d’avoir commencé sa tournée par le début du couloir et non par la fin ! C’était aberrant mais sans appel.
A plusieurs reprises, affolée, je le suppliai de venir secourir Virginie. Tout dans ce personnage inflexible et méprisant trahissait un flegmatisme insolent face à la détresse humaine. Il avait des cas plus urgents à traiter ! C’était faux, je le savais et les infirmières le savaient aussi.
Il n’y avait ce jour-là aucune autre urgence vitale que Virginie qui gémissait lamentablement. Je mouillai des petits mouchoirs au robinet et les lui appliquai sur le front. Remède dérisoire ! Le service ne disposait même pas de glaçons. Je n’osais plus prendre sa température, le thermomètre montait à 41 degrés.
 «J’ai mal maman, j’ai si mal» geignait Virginie qui continuait à vomir et à se déshydrater. L’atmosphère était suffocante et les infirmières visiblement inquiètes. Une maman présente était aussi affolée que moi. Elle me dira plus tard qu’elle n’en avait pas dormi la nuit suivante. Un sentiment d’abandon extrême et d’impuissance me submergea. Seigneur, pourquoi nous avez-vous abandonnées ? Malgré mes supplications réitérées, le docteur ne consentit à revenir que deux longues heures plus tard. Virginie n’avait presque plus de réflexes. Son petit corps torturé était agité de spasmes convulsifs. Elle grinçait des dents. Ce n’est qu’à dix-neuf heures quarante-cinq qu’une perfusion fut enfin installée.
Vers vingt-heures-quinze sa souffrance s’apaisa légèrement. Sortions-nous enfin de l’enfer ? Je pris soudain conscience que le petit Joris était resté présent, témoin muet de la scène, pétrifié de terreur sur son lit. Pourquoi ce martyr inutile ? Virginie reprit doucement conscience, étonnée d’être enfin libérée de l’étreinte de la douleur. Je déballai la surprise que je lui avais achetée le matin : deux «Ken», un indien et un cow-boy, pour compléter le chariot laissé à Barjac. Comme un miracle que l’on n’espérait plus, l’espace d’un instant, Virginie sourit et son petit visage crispé se détendit. Ses personnages préférés dans les mains, elle s’endormit, épuisée, réclamant un oreiller pour soulager sa tête. Pas un seul n’était disponible dans le service.
Une religieuse arriva pour la nuit. Elle avait une longue expérience de la mucoviscidose. Cette personne tenta de me rasséréner et finit par me convaincre, vers vingt deux-heures, de rentrer à l’hôtel. Je fis le trajet qui m’en séparait comme une somnambule, avec l’impression de m’enfoncer à chaque pas dans un sol mou qui se dérobait. Terrassée par l’épuisement nerveux, je finis par m’endormir. Quand je m’éveillai, je réalisai que nous étions le 3 juin : c’était mon anniversaire.
Si Virginie pouvait aller mieux, quel superbe cadeau ce serait. J’achetai un oreiller bien moelleux et arrivai à l’hôpital à l’heure permise. Virginie avait moins souffert et avait pu dormir un peu, mais les vomissements ne s’étaient guère espacés. Cela faisait trois jours qu’elle n’avait pu manger ni boire. Je réclamai en vain un remède pour la soulager. Sa maigreur était effrayante. Comme la veille, mes supplications laissèrent l’assistant de marbre. Le cauchemar finirait-il un jour ? Virginie divaguait à nouveau. Elle parlait d’œufs imaginaires et effrayants.
Un vomissement plus violent l’étrangla et une bile verdâtre jaillit de sa bouche. Il faudra cette épreuve ultime pour qu’on ajoute dans sa perfusion un médicament contre les vomissements. A dix-huit heures, elle put boire un peu d’eau sans la rejeter aussitôt.
Je rentrai à l’hôtel juste avant la nuit, étonnée de pouvoir marcher encore. Je longeai un parc aux arbres majestueux. Les derniers rayons du soleil couchant venaient dorer le dessous de leurs feuilles. Je m’accrochai à cette beauté fugitive, à ce symbole d’espérance.
Le matin du 4 juin Virginie allait un peu mieux. Elle ne vomissait plus, sa fièvre était tombée mais elle était très affaiblie. J’avais obtenu que ce soit le kiné à figure humaine qui s’occupe de Virginie.
Le vendredi, je vis arriver dans le service une frêle jeune fille, la très douce et très résignée Marie. A quinze ans elle pesait 25 kilos. Elle aussi était atteinte de mucoviscidose. Cette jeune fille, sensible et intelligente, m’expliqua qu’elle avait été placée dans une maison pour enfants délaissés où personne n’avait la compétence requise pour la soigner correctement. Elle allait en classe jusqu’à ces derniers jours et était en 4ème malgré sa maladie. Sans doute avait-elle jeté dans ses études toutes les forces qui lui restaient pour surmonter son désespoir. Dans un état de dénuement matériel et affectif total, elle ne possédait rien en propre. Elle m’apprit qu’elle rêvait de deux livres : Le Petit Prince et les Fables de la Fontaine.
Le lendemain, Virginie put enfin prendre un vrai repas après une semaine de jeûne forcé. Avec son accord, je me rendis au centre ville pour acheter les livres dont rêvait Marie et quelques gadgets pour les deux filles. Quand j’offris les livres à Marie, elle rayonna d’une joie si intense que j’en eus un peu honte. J’offrais si peu en échange de tant de lumière sur son visage. Le soir, elle attendait impatiemment que je lui lise le Petit Prince. Je savais y mettre une intonation qui la ravissait. Marie avait parfois un regard navré qui me disait : «Alors tu regarderas, la nuit, les étoiles ?»

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